« L’espace et le temps »
Le septième opus de la collection de disques La Planète Bleue propose une nouvelle fois un voyage parmi les musiques novatrices des quatre coins du monde.
Reflet d’une époque où toute prise de risque artistique semble bien difficile, la bande FM est aujourd’hui un espace saturé des mêmes sons. Entre 87.5 et 108MHz, parmi le pourtant large choix des stations généralistes ou musicales, c’est l’impression d’une grande uniformité qui prévaut à l’écoute : mêmes artistes, même format de trois minutes, mêmes voix stéréotypées. En une journée, il ne semble pas impossible que certaines chaînes ne programment que dix ou quinze titres distincts ! Trente ans plus tard, l'enivrant parfum anarchiste et créatif des débuts de la FM s’est dissipé, au rythme de la professionnalisation et des concentrations des stations. Des radios libres des années septante, d’une Radio Nova époque Jean-François Bizot, de l’Association pour la libération des ondes, que reste-t-il ? Il subsiste au moins Couleur3 et La Planète Bleue, respectivement l’une des meilleures stations du paysage radio francophone, et l’une des meilleures émissions de la voie lactée. Que la seconde soit diffusée sur la première n’est en rien surprenant.
Qu’écoutera-t-on dans dix ans ? Dans cinquante ans ? C’est à cette question que cherche à répondre chaque semaine le français Yves Blanc, producteur et voix de La Planète Bleue. Sa quête de nouveauté dure depuis janvier 1995, soit 750 émissions, pardonnez du peu ! Avec la septième édition de sa collection, Yves Blanc propose un choix éclectique de sonorités parfois improbables, toujours innovantes. Nappes planantes, minimalisme électro, chants grégoriens... un véritable voyage parmi les travaux d’artistes du « bout du bout du monde ». De cette sélection, on retiendra particulièrement l'électro grecque minimaliste de Lee Burton et les moelleuses atmosphères hypnotiques du Russe Scann-Tec, en passant par Brian Eno mettant en musique les mots du poète anglais Rick Holland. Agrémenté d’un livret illustré par Nicolas Malfin, ce beau disque peut être commandé ici.
L'espace et le temps
Yves Blanc, vous avez été acteur et témoin de l’explosion des radios libres, à la fin des années septante. Trente ans plus tard, que reste-t-il de l’esprit d’alors ? Quel diagnostic posez-vous sur le continent radiophonique francophone ?
Oooh… C'était dans une autre vie ! Le paysage radiophonique contemporain est bien tristounet. La radio est un medium génial : léger, économique, performant, favorable à l'imaginaire. C'est dommage de l'abandonner au marketing.
Votre émission est diffusée sur la station Couleur 3. A l’image de "La Planète Bleue", Couleur 3 fait figure d’ovni au sein du paysage radio. Comment expliquer le succès d’une chaîne qui fidélise un large public, bien au-delà des frontières suisses ? Etes-vous optimiste quant à son avenir ? Y a-t-il encore de la place pour une certaine prise de risque au sein de la bande FM ?
Le succès international de Couleur 3 s'expliquait facilement. Pour réussir, il faut synchroniser deux paramètres décisifs : faire différent et faire bien. Couleur 3 a fait les deux. J'espère qu'elle va continuer à faire les deux. Les volontés pour préserver les singularités sont de plus en plus rares. Et pas qu'à la radio.
La presse écrite, comme la radio, a fait l’objet d’une forte concentration. Commercialement, il est devenu extrêmement difficile de créer ou développer une publication s’écartant du format grand public disponible dans les kiosques. Y a-t-il aujourd’hui quelque chose qui se rapprocherait d’une « Planète Bleue » sur papier ? Y a-t-il de la place pour l’expérimentation dans la presse écrite et les magazines ?
Le seul magazine qui s'apparentait à "La Planète Bleue", c'était Actuel, de 1979 à 1995, un titre resté unique dans l'histoire de la presse francophone. Jean-François Bizot s'était entouré d'une invraisemblable équipe de talents. Son journal parlait de ce dont les autres ne parlaient pas : de l'avenir, des musiques nouvelles, de ce qui se passait à l'autre bout du globe, du futur des paysages, des nouvelles sciences, des nouveaux comportements. "La Planète Bleue" lui doit beaucoup. Aujourd’hui, il y a une tentative intéressante, c'est le mag-book We Demain, un peu scotché sur le positif, parfois limite new age, mais à suivre.
L’écoute de votre émission est une véritable invitation au voyage, c’est une parenthèse hors du quotidien. Certains morceaux évoquent des musiques sacrées, d’ici ou d’ailleurs. Y a-t-il une dimension spirituelle voire mystique dans vos choix musicaux ?
J'essaie de ne pas concevoir la programmation musicale de La Planète Bleue comme une gondole de grand magasin qui déverse ses produits marketés de près. Il me semble important de prendre soin d'autres sons, parfois plus savants ou plus spirituels, comme cette pièce d'Arvo Pärt sur "La Planète Bleue 7", par exemple. La musique est un espace culturel encore ouvert à l'émotion, à l'élévation de l'âme, aux recherches des vrais créateurs. La Planète Bleue se passionne pour ces musiques innovantes, exotiques et futuristes, non encore verrouillées. Non encore plombées. Il y en a encore. Mais les médias en parlent peu. Presse, radios et télés confondues ne couvrent que 4 % de la production mondiale. Ça me laisse du champ !
Vous vivez près de Grenoble, dans une région montagneuse réputée pour ses paysages naturels. Quel rapport avez-vous avec les lieux et l’espace ? Y a-t-il des endroits qui semblent se « connecter » particulièrement avec les sons ?
Bien sûr ! On touche là à des choses très intimes, qui dépendent de chacun. Il y a beaucoup d'auditeurs qui écoutent La Planète Bleue dans la nature, ou dans des situations spécifiques, notamment grâce aux podcasts. Personnellement, j'ai quelques points comme ça, très forts, très connectés : une île en Grèce, une ville en Toscane, une vallée désertique du Nouveau-Mexique, un village sur l'île de Vancouver… Le Vercors n'est pas mal non plus. Si je ne le fréquente plus, il me manque, il me rappelle […] Dans le Vercors, je me rappelle être tombé nez à nez sur un chevreuil alors que j'écoutais de l'electronica chinoise. Je passe beaucoup de temps dans les lieux déserts. J'ai adoré écouter la musique à la proue des bateaux. Mais c'était il y a bien trop longtemps...
Vous semblez avoir une perception du temps très particulière, qui irrigue toute l'émission. Vous êtes un nostalgique ?
Je suis un contemporain du futur ! L'écoulement du temps et la perception qu'on en a est un sujet qui me passionne. Tout le concept de "La Planète Bleue" tourne autour du temps. Les croisements primitif / futuriste, le mouvement "ralentir", cette impression persistante que nous filons droit dans le mur, à vive allure, en ne regardant que le rétroviseur. C'est aussi, dans une certaine mesure, le thème de la séquence qui conclut chaque édition de "La Planète Bleue", « La Nostalgie du futur », une espèce de travail d’ethnomusicologie contemporaine, qui raconte l'histoire du futur, l'histoire des musiques expérimentales. C'est aussi le thème de mon bouquin, Les Guetteurs du passé, l'histoire d'un historien qui vit dans le futur, dans une centaine d'années. Sa période de prédilection, c'est la nôtre. Il jette un regard plein de colère et de compassion pour ces générations qui ont conduit la planète à sa perte.
Pour terminer cet entretien, l’Inde et la Chine sont amenées à jouer un rôle croissant dans tous les domaines. En matière économique, technologique et militaire, ces pays joueront un rôle toujours plus significatif ; sans doute leur influence culturelle est-elle également amenée à se développer. Le prochain Jimmy Hendrix est-il Indien ? Quel regard portez-vous sur l’industrie musicale de ces sous-continents ?
C'est délicat. Ces pays sont évidemment sous l'emprise des marchés. On y produit donc autant de nazeries que chez nous. C'est la "culture pizza", toxique pour la créativité et pour l'art. Le constat est terrible. C'est une espèce de nivellement international par le bas, une variétoche qui tâche, dansante et décérébrée, dépourvue de vie. Ecrire les émotions, les mettre en ondes, faire swinguer les âmes n'est pas à la portée des commerciaux. Il reste donc encore des perles à débusquer, là-bas comme ailleurs.
Propos recueillis par Julien Sansonnens